(Première publication le 29 mars 2015)
L’une des conditions pour réaliser une percée et faire progresser ses compétences à un niveau supérieur est de s’attaquer à des tâches qui dépassent ses capacités du moment. Pour moi, une expérience cruciale qui correspondait à cette description fut la production de musique de scène que j’ai entreprise à l’âge de 20 ans – il s’agissait de la comédie musicale « Carousel ».
Mon travail consistait à créer l’accompagnement des numéros musicaux en reproduisant un orchestre par séquençage. Autrement dit, on m’avait chargé de préparer des pistes d’accompagnement (« karaoké ») capables de résister à une diffusion dans une grande salle de spectacle.
Mon professeur de piano à l’école de musique m’avait présenté le projet en me disant que ce serait une bonne expérience formatrice. J’ai décidé d’y participer, armé uniquement d’un intérêt pour la création musicale par ordinateur et d’une confiance en moi sans fondement, car reproduire un orchestre de mes propres mains était alors une tâche bien au-delà de mes moyens.
J’ai reçu de la troupe de théâtre la partition pour piano de « Carousel » et un CD de référence, et c’est ainsi qu’ont commencé mes journées consacrées à la création d’un accompagnement orchestral classique et somptueux par séquençage.
Pour des raisons de planification des répétitions, le premier morceau que j’ai dû créer fut « June Is Bustin’ Out All Over » (Juin éclate de partout) du premier acte. D’emblée, je me suis retrouvé face à un morceau incroyablement difficile et je me suis senti dépassé.
Considérant la partition pour piano comme une esquisse d’orchestre, j’ai poursuivi le travail de reconstruction des parties orchestrales, en écoutant et en imitant méticuleusement le CD. Il était évident que toute tentative d’orchestration personnelle, compte tenu de mon niveau de l’époque, n’aurait abouti non pas à une simple imitation, mais à quelque chose de complètement aberrant. Mon intention était donc de viser une copie conforme du CD, et j’ai passé des heures innombrables penché sur la partition pour piano et l’enregistrement.
Le plus grand défi était d’ajouter l’expression musicale. La tâche de doter la musique de nuances, de variations de tempo, de tenutos, de staccatos et de diverses articulations pour qu’elle soit ressentie comme de la « musique » plutôt que comme une simple « succession de notes » s’est avérée redoutable.
Tout en écoutant le CD, j’observais et imitais de manière microscopique, tout en essayant de maintenir un équilibre en gardant à l’esprit le flux général et son développement. Cependant, en raison de mes limitations techniques, les progrès étaient lents.
« On dirait que les trombones jouent ici un accompagnement dense en staccato sur les contretemps. »
« J’ai essayé de le créer, mais ça sonne juste pâteux et fort. »
« En écoutant attentivement, la ligne de la note supérieure de la section sonne comme une phrase. »
« D’accord, essayons d’atténuer les notes autres que la note supérieure et d’adoucir également les temps de relâchement (release) pour les mettre en retrait. »
« Mais ça sonne toujours mécanique. »
« Alors, pourquoi ne pas varier légèrement les temps d’attaque ? »
Lutter ainsi pour créer seulement quelques mesures prenait un temps fou, et pour les passages comportant de nombreux instruments, la difficulté ne faisait qu’augmenter. La durée d’environ quatre minutes du morceau entier me paraissait désespérément longue, et j’avais beau travailler, je ne voyais jamais la fin. J’ai été contraint de faire face à un mur comme je n’en avais jamais rencontré auparavant.
Finalement, j’ai simplement persévéré, avançant avec acharnement et par la force brute, et environ trois semaines après avoir commencé, j’ai enfin terminé.
Sans un instant de répit, je me suis attelé à « Blow High, Blow Low ». Le fait d’avoir réussi à terminer un morceau semblait avoir permis de former un modèle pour ma méthode de séquençage, tant au niveau des données que de l’intuition. Le degré de difficulté a nettement diminué, et le temps de production a été considérablement réduit.
Je suppose que j’avais « pris le coup de main ». Idéalement, j’aurais dû décomposer les éléments et les problèmes en plus petites parties, pour les maîtriser et les résoudre un par un. Au lieu de cela, j’avais tout abordé de front en une seule fois. En ce sens, j’ai eu de la chance que cela ne se termine pas par un échec cuisant.
La musique ainsi créée était enregistrée sur des cassettes audio, morceau par morceau, et envoyée à la troupe de théâtre, où les répétitions de chant et de danse progressaient.
Plus tard, lorsque tous les grands numéros de danse furent prêts, je me suis rendu au studio de répétition pour une nouvelle réunion. C’est alors, en voyant la troupe chanter et danser sur « June Is Bustin’ Out All Over » et « Blow High, Blow Low », que j’ai compris, non pas intellectuellement mais avec mon cœur, la signification de mon travail solitaire au sein de l’ensemble. Ce fut un moment où j’ai eu l’impression de me tenir sur les épaules de géants tels que Richard Rodgers et Hammerstein, et j’ai pu réaffirmer la puissance de la musique d’une manière que je n’avais jamais connue auparavant.
Ainsi, « Carousel » n’a pas seulement été une occasion importante de réaliser une percée technique, mais aussi une œuvre monumentale qui a changé ma perception de ce que la musique signifie pour moi.